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— CHATELET. T’as de la visite.
Anaïs ne réagit pas. Elle était allongée sur son lit, prostrée, à observer son numéro d’écrou, seule dans sa cellule de 9 m2. Cette solitude était un luxe, même si elle n’avait rien demandé. Son lit, la table et le siège étaient mobiles. Un autre luxe : elle n’avait pas été transférée en Quartier de Haute Sécurité où tout est rivé au sol.
Ses seules distractions avaient été, la veille, un voyage en fourgon cellulaire, un entretien avec l’assistante sociale, puis avec la chef de détention qui lui avait expliqué le règlement intérieur. Elle avait eu droit aussi à une mise à nu, une visite médicale, assortie d’un prélèvement vaginal. Rien à signaler. Sauf que la toubib avait rédigé une note à propos de ses bras mutilés.
— Ho, t’entends quand on te parle ?
Anaïs s’arracha de son lit gigogne – elle avait pris celui du haut. Engourdie de froid, elle regarda sa montre – on la lui avait laissée. Encore une faveur. À peine 9 heures du matin. Il lui semblait que son cerveau était coulé dans du béton, celui qui composait les gigantesques blocs en polygone de Fleury-Mérogis.
Docilement, elle suivit la matonne. Chaque segment était marqué par une porte verrouillée. Sous les lumières brisées, elle contemplait distraitement les murs, les sols, les plafonds. À la MAF, la Maison d’arrêt des femmes, tout était gris, beige, atone. Une forte odeur de détergent couvrait tout.
Nouveau déclic.
Nouvelle porte.
À cette heure, son visiteur ne pouvait être qu’un flic ou un avocat.
De l’officiel.
Nouveau couloir.
Nouvelle serrure.
Portes closes, brouhaha des télévisions, effluves âcres de la vie confinée. Certaines détenues étaient déjà en salles de travail. D’autres déambulaient en toute liberté – privilège de la MAF. Des gardiennes en blouse blanche poussaient des landaus en direction de la crèche. En France, les femmes qui accouchent en prison peuvent garder auprès d’elles leur enfant jusqu’à l’âge de 18 mois.
Commande électronique. Portique de détection. Présentation du numéro d’écrou. Anaïs se retrouva dans un couloir ponctué de bureaux vitrés, protégés par des grilles. Chaque pièce comportait une table et deux chaises. Les portes étaient en verre feuilleté.
Derrière l’une des vitres, Anaïs aperçut son visiteur.
Solinas, avec ses lunettes en visière sur son crâne chauve.
— Vous manquez pas d’air, fit-elle lorsqu’elle fut devant lui.
La porte claqua dans son dos. Solinas ouvrit un cartable à ses pieds.
— On peut se tutoyer.
— Qu’est-ce que tu veux, enculé ?
Sourire. Solinas plaça un dossier à couverture verte sur la table :
— Je reconnais là la qualité de nos relations. Assieds-toi.
— J’attends ta réponse.
Il plaqua sa paume sur le dossier :
— La voilà.
Anaïs attrapa une chaise et s’installa :
— C’est quoi ?
— Le client que tu recherches. Un clochard émasculé, découvert le 3 septembre 2009, sous le pont d’Iéna, côté rive Gauche.
Tout lui revint. Les dessins de Narcisse. Le visage dissymétrique. La hache de silex. Le corps mutilé. Elle ne connaissait pas bien Paris mais elle n’était pas tombée loin en identifiant le pont.
— Pourquoi m’apporter ça ?
Il tourna le dossier et le poussa vers elle :
— Jette un œil.
Elle ouvrit la chemise cartonnée. Une procédure complète. Photos, plans, rapport d’autopsie, actes d’enquête… Elle feuilleta d’abord la liasse de photos couleurs, format cartes postales. L’homme était nu, allongé sous la voûte obscure du pont, l’entrejambe noirâtre. Le corps paraissait démesurément long. La blancheur de la peau, par contraste avec le sol crasseux, semblait luminescente. Elle se demanda si cette pâleur était le signe qu’on lui avait volé du sang. Son visage était invisible, coincé sous des gravats, dans l’angle de l’arche.
— Vous l’avez identifié ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.
— Hugues Fernet, 34 ans. Bien connu de nos services. Il avait participé aux manifestations des Enfants de Don Quichotte, en 2007 et 2008. Une grande gueule. Non seulement il en foutait pas une mais il militait pour ses droits de feignasse.
Anaïs ne releva pas la provocation. Le flic n’attendait que ça.
— L’enquête ?
— Rien. Aucun indice, aucun témoin. C’est la Fluv’ qui l’a repéré, à l’aube. On a eu le temps de l’embarquer avant que les touristes ne pointent leur nez sur les bateaux-mouches.
Gros plans de la plaie. Le bas-ventre était grossièrement mutilé. On avait utilisé un outil barbare. La hache que Narcisse avait dessinée à la plume. L’arme jouait forcément un rôle dans le rituel du crime. Sans doute l’évocation d’un fait mythologique.
Elle revit aussi la seconde illustration – quand le tueur au visage déformé lançait les organes génitaux dans la Seine. Un geste qui possédait une portée symbolique. Comment Narcisse connaissait-il ces détails ? Était-il le tueur ?
— Qui a été saisi ? La Crim ?
— Pour un SDF ? Tu rêves. La 3e DPJ s’est chargée de l’affaire.
— Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?
— Que dalle, je te dis. Les PV sont là. Porte-à-porte, fouilles, analyses, quelques auditions de clodos pour la forme et basta. Règlement de comptes entre loqueteux. Affaire classée.
— La mutilation n’a pas éveillé d’autres soupçons ?
— Les SDF sont capables de tout. Pas de quoi s’affoler.
— À l’intérieur du corps, il manquait du sang ?
— La plaie a pas mal coulé.
— Non. Je parle d’une extraction volontaire d’un litre ou plus.
— Jamais entendu parler de ça.
Anaïs feuilletait les documents. Dans un coin de la chemise, elle aperçut le nom du juge, Pierre Vollatrey. Elle songea aux deux autres meurtres. Icare et sa magistrate à Marseille, Pascale Andreu. Le Minotaure et son juge à Bordeaux, Philippe Le Gall. Ce n’était plus une affaire mais une association de magistrats.
— Et maintenant ? Vous allez rouvrir l’enquête ?
— Va d’abord falloir convaincre le parquet. Ils doivent retrouver leurs petits dans ce merdier. Il faudrait pouvoir leur démontrer que ce meurtre cadre dans la série Icare et Minotaure.
— Ce qui signifie trouver la légende à laquelle l’assassinat fait référence.
— Exactement. Pour l’instant, deux illustrations, ça fait un peu court pour réamorcer la machine.
Anaïs comprit le message implicite :
— Tu comptes sur moi pour identifier ce mythe ?
— Je me disais qu’ici, t’avais pas mal de temps. (Il planta ses yeux dans ceux d’Anaïs.) C’est pas parce qu’on t’a bouclée que j’accepte pas ta proposition.
— Ma proposition ?
— Travailler ensemble.
— Ici ?
— Le terrain, c’est râpé pour toi, ma belle. Mais pour la gamberge, ta position est idéale.
Anaïs devina qu’elle avait une carte à jouer :
— Où en est mon dossier ?
— Le juge va te convoquer.
Elle se pencha d’un coup au-dessus de la table. Solinas recula : il n’avait pas oublié le crachat de la veille.
— Fais-moi sortir de là, souffla-t-elle.
— Trouve-moi le mythe.
La messe était dite. Les monnaies d’échange claires.
— Pour l’instant, qui est sur le coup ?
— L’OCLCO. C’est-à-dire moi. L’affaire qui nous intéresse est une fusillade rue de Montalembert.
Elle attrapa plusieurs photos :
— Et ça ?
Solinas sourit :
— Si on met en évidence un lien entre les trois meurtres, il sera toujours temps d’alerter la Crim. Mais peut-être qu’on aura déjà repéré le tueur. À l’idée de les prendre de vitesse, j’ai le gourdin, ma belle. Le vrai problème, c’est la Brigade des fugitifs qui va se mettre sur le coup de Janusz.
Solinas prenait ses désirs pour des réalités. Dans tous les cas, l’affaire lui échapperait. Ce qu’il espérait, c’était un coup d’éclat. Et pour cela, il avait besoin d’elle. Non pas pour faire quelques recherches sur l’Antiquité grecque mais pour analyser chaque élément, recoller les fragments, poursuivre l’enquête qu’elle avait commencée à Bordeaux.
Elle baissa les yeux sur les clichés. Un détail lui sauta au visage :
— Ce type était très grand, non ?
— 2,15 mètres environ. Y devait avoir une bite comme un sabre. Un monstre. Ce qui exclut le crime crapuleux pour lui braquer ses fringues. À moins de vouloir se coudre une tente.
— On a retrouvé des traces d’héroïne dans ses veines ?
— On peut rien te cacher.
— Un junk ?
— Plutôt un alcoolo.
Il n’y avait plus aucun doute. Un troisième sur la liste de l’assassin de l’Olympe. Et une supposition qui gagnait encore un point. Le pouvoir de persuasion du tueur – il avait convaincu le géant de se faire un shoot fatal. Par association, elle se souvint que Philippe Duruy avait parlé d’un homme voilé, d’un lépreux. La gueule de travers du dessin revint cingler sa mémoire. Plutôt un ornement ethnique qu’un masque de tragédie grecque.
Elle ferma la chemise, sentant encore et toujours une cohérence confuse derrière tout ça sans pouvoir mettre le doigt dessus.
— Ça marche, dit-elle. Je te rappelle ce soir.
Solinas souleva sa masse et saisit son cartable :
— Tu verras le juge demain.